Formule 1

 
"La psychologie du pilote de course"
 

Entretien entre Ayrton Senna et Denis Jenkinson, le légendaire journaliste, au sujet de l'art du pilotage à grande vitesse et des ressorts psychologiques qui sont les indispensables attributs de tout champion en Formule 1.
Témoin : le rédacteur en chef d'AUTOCOURSE 1990.
 

Denis Jenkinson, surnommé " Jenks ", a quarante ans de Grand Prix à son actif. Il fut le « singe » - celui qui gigote dans le panier – d’Eric Olivier lorsqu’ils remportèrent le Championnat du Monde de side-car en 1949 et le navigateur de Stirling Moss à bord de la Mercedes 300 SLR victorieuse aux Mille Miglia de 1955. Bien que plus renommé comme journaliste, il naquit avec un goût de la compétition qui ne l'a jamais quitté. L'essentiel de sa conversation avec Senna tourne autour de la question de savoir s'il s'agit d'un don inné ou non. Il publia en 1958 un livre intitulé " Le pilote de course ". Ce fut l'une des premières tentatives d'analyse et de classification des éléments qui forment la psychologie d'un champion automobile. Ces qualités caractérisaient Ascari, Fangio, Moss, Clark et Villeneuve, ce qui expliquent leur virtuosité dans l'art du pilotage. Ayrton Senna s'inscrit dans la même veine. Cela nous rappelle opportunément que si l'aspect qu'offre la F1 peut changer d'une génération à l'autre, les motivations fondamentales des grands champions demeurent inchangées.
 

JENKINSON : Parlons des instincts, des qualités de base sans lesquelles un pilote ne sera jamais bon. Ces choses sont innées. Je crois que ce qui compte le plus, c'est la vue. A partir de là, je pense que le cerveau doit se servir de ce qu'il a pu voir et le transmettre aux autres facultés. S'il parvient à transmettre 100% de ce qu'il a vu, on a ce qu'il faut pour devenir un champion en Formule 1. Au cas où il manquerait un petit quelque chose quelque part, mais que par ailleurs tout est OK, on a un bon pilote de Grand Prix.
Après la vue, le plus important, c'est le système nerveux - toujours les choses innées - que votre cerveau contrôle. Si tout cela fonctionne bien, vous prendrez les bonnes décisions. Ensuite arrive le sens de l'anticipation. C'est à dire la capacité qu'à votre cerveau de penser avant que vous ayez vu. Il s'agit d'un réflexe, pas d'une chose que l'on peut acquérir en s'entraînant. Puis vient le jugement, qui est quelque chose d'assez physique. En cinquième position enfin figure la réponse. J'ai ainsi divisé l'être humain entre ces cinq facteurs. Et comme je l'ai dit, si l'un d'entre eux est un peu faible…

SENNA : …On peut compenser cette faiblesse par un surcroît de force dans un autre secteur pour parvenir à un résultat final similaire. Bon. Mais c'est de la théorie, évidemment. Et je pense que si vous poursuiviez ainsi longtemps, vous risqueriez de trouver que votre analyse de départ n'est plus correcte à l'arrivée…
Je crois pour une part que certaines choses n'ont pas la même valeur que d'autres. Mais je prends votre classement, la vue en premier… La capacité à ressentir, à travers la vue, la vitesse d'approche d'un objectif… Vous visualisez l'objectif, le point de corde, vous connaissez son emplacement. Vous connaissez votre voiture, les conditions de piste, etc. C'est à vous d'être capable d'évaluer, au moyen de votre vue, à distance, la vitesse d'approche sur l'objectif.
Prenons un objectif qu'il faut approcher à 250 km/h, disons. OK ? Ce qu'il faut, c'est atteindre cette vitesse à l'endroit adéquat. Il ne faut pas ralentir un peu avant, un peu plus tôt… Là, c'est votre capacité à mesurer une distance en la voyant…

JENKINSON : Il y a plein de gens qui ont une bonne vue, mais rien dans le crâne. Je parle des gens en générale. Il ne sert à rien d'avoir de bons yeux, mais pas de cerveau !

SENNA : D'accord, mais supposons que vous avez tout ce qu'il faut. Voilà comment je fonctionne pour un objectif à 300 mètres, disons, c'est-à-dire très lointain, sans point de repère. Il faut estimer votre approche, la réduction de votre vitesse de telle sorte qu'elle corresponde exactement à la vitesse critique que vous devez atteindre sur l'objectif. C'est un processus purement visuel. A partir du moment où vous avez identifié l'objectif, c'est le jugement qui prend le relais, à travers vos mains, vos pieds, votre corps... Tout devient alors automatique, puisque c'est en fonction de l'exactitude de votre approche visuelle que vous allez réagir jusqu'à ce que vous atteigniez l'objectif.
Ce qui décide de tout, qui fait que tout le reste fonctionne correctement, dans le bon ordre, au plus haut niveau, c'est le jugement. Il arrive souvent, si vous n'êtes pas complètement à ce que vous faites, que votre potentiel, le potentiel de vision, soit sensiblement réduit.
Il s'agit d'une chose qui est souvent liée à votre équilibre psychologique. Quand celui-ci est parfait, la sensibilité de votre vue est beaucoup plus grande, beaucoup plus précise. Elle rend les choses beaucoup plus naturelles et faciles. Et cela vous réclame beaucoup moins d'énergie. Toute la séquence s'articule aisément, sans effort. Du coup le problème suivant sera plus facile à traiter, puisque vous vous sentirez moins stressé. Aussi votre jugement sera-t-il plus sûr et plus facile à la fois.
Nous sommes au cœur du problème. Il faut arriver à ce que tout se déroule de façon naturelle, équilibrée, de façon à économiser, virage après virage, votre dépense d'énergie. Ainsi serez-vous en mesure de mieux faire, de façon plus régulière et pendant plus longtemps.
Il s'agit de créer une dynamique. Et si on la perd, on peut arriver à la retrouver, mais au prix d'un effort considérable.
Parfois, au cours d'une course, on peut souffler un petit peu, parce que votre adversaire lève un peu le pied, ou parce que ses pneus sont fatigués. On en profite pour se détendre un petit peu, pour ralentir un instant la cadence, avant de la reprendre, de retrouver la bonne dynamique. Même si cet instant de détente est bref, disons un tour de circuit qui représente un sprint de deux minutes, au plus, il faut être très attentif lorsqu'on décide de reprendre le bon rythme. Car on risque de le faire trop brusquement, de devenir un peu trop brutal, et là, ça ne va plus. C'est, le désastre...

JENKINSON : Vous voulez trop en faire…

SENNA : Exactement. Il faut se reconcentrer, puisqu'il s'agit de retrouver toutes vos sensations au maximum, mais en même temps, il faut garder tout son sang froid. Ensuite, on optimise tous les facteurs sensibles jusqu'à atteindre le niveau le plus élevé... Le sens de l'anticipation... Le sens du jugement... Tout ce dont on n'a même pas idée avant de l'éprouver.
Alors cela devient entièrement une question de perception. L'anticipation devient instinctive, procède de l'instinct, dans le bon sens du terme.

JENKINSON : Analysons les instincts. Analysons ce qu'ils sont ou du moins ce que je crois qu'ils sont : des réflexes inconscients dans une situation donnée, en partie commandée par l'adaptation à cette situation sur la base d'expériences antérieures. Ceci est directement lié à la capacité intellectuelle, qui dépasse la plupart des gens, de choisir exactement la bonne option dans une situation donnée, de savoir si l'on va prendre un virage absolument à la limite ou s'il va falloir essayer de maîtriser une voiture dont on se sent sur le point de perdre le contrôle. J'ai eu l'occasion de me retrouver dans une situation comme celle-ci juste après le départ des Mille Miglia 1957, en tant que navigateur de Stirling Moss à bord de la grosse Maserati 450S V8. Soudain, alors qu'il avait entrepris de ralentir d'un peu plus de 200 à environ 130 km/h à l'approche d'un virage à gauche, la pédale de frein a cassé…
Ayant instantanément compris ce qui arrivait, il a forcé le nez de la voiture à s'inscrire dans le virage afin de provoquer un violent sous-virage et de ralentir en faisant riper les pneus. Il a réussi à passer à un peu plus de 20 km/h de plus que prévu, sans avoir pu freiner. Voilà un bon exemple de réaction instinctive, procédant du subconscient, à une situation périlleuse. Quiconque n'aurait pu réagir de façon aussi automatique aurait eu un monumental accident.

[Pour un pilote, parvenir au stade de concentration où il peut totalement se fier à ses réactions instinctives représente un processus de préparation intense, qui consiste à purger son esprit de toutes considérations étrangères. Les interventions extérieures ne sont pas les bienvenues pendant qu'il se déroule.
Voici ce que Juan Manuel Fangio, cinq fois Champion du monde, a écrit à ce sujet : " Un pilote devient très tendu quand quelqu'un vient lui parler avant une course. C'est un moment où l'on préfère s'isoler, penser, rester calme.
J'essayais en général de partir pour la course aussi tard que possible, afin d'éviter les questions. Quand les gens des radios arrivent pour vous demander ce que vous allez faire, et ce que vous n'allez pas faire... Eh bien, je vous le demande à vous !
Est-ce que l'on sait ce que l'on va faire ? Non, sans doute. En général, les essais vous ont fourni une indication à laquelle vous pouvez vous fier. Si vous avez établi votre temps avec une certaine facilité, vous n'avez pas trop à vous en faire, sauf dans la phase du départ. J'ai toujours aimé partir en pole position chaque fois que j'avais la voiture pour cela. C'est en effet le meilleur moyen d'éviter les conséquences des erreurs des autres, quand ils entrent trop vite dans un virage, partent en tête-à-queue au milieu et s'immobilisent en plein sur votre trajectoire.

JENKINSON : Faisant suite aux observations de Fangio, il est intéressant de savoir qu'un jour, Gilles Villeneuve a demandé à un de mes confrères de ne pas venir lui parler sur la grille parce que, lui dit-il, il était alors toujours occupé à préparer son cerveau à toutes les éventualités qui pourraient se produire au départ.

AUTOCOURSE (à Senna) : Vous parlez d'un effort considérable, tant au plan émotionnel que psychologique, qui vous laisse presque vidé avant la course : quelles mesures prenez-vous, disons à partir du jeudi, pour vous y préparer, pour réduire la tension, pour calmer votre esprit... en dehors d'éviter les journalistes, évidemment !

SENNA : C'est l'une des choses importantes, assurément. Mais pour répondre avec franchise, je dois reconnaître que je suis toujours à la limite. Quelquefois même au-delà de la limite, psychologiquement parlant. C'est une chose difficile à contrôler. Le moyen est vraiment très difficile à trouver. Tout ce que je peux faire, c'est de minimiser les choses jusqu'au moment où la course devient si proche qu'elles ne m'atteignent plus.
Au moment où le drapeau à damier est agité - boum ! - l'esprit tombe. Vous le mainteniez, le mainteniez, le mainteniez jusqu'au drapeau à damier. Et il tombe par terre ! A Francorchamps cette année (1990), où nous avons tous dû endurer le stress de trois départs, quand j'ai vu le drapeau rouge pour la deuxième fois, j'ai dû me forcer pour ne pas obéir à l'envie d'abandonner la voiture et de quitter le circuit. La tension peut monter jusque-là.

JENKINSON : Beaucoup de journalistes ne s'en rendent pas compte. Je vous ai observé après les courses : la dernière chose que vous désirez est de vous rendre au studio de télévision et de répondre à des questions en quatre langues ! Je ne crois pas que beaucoup de journalistes comprennent qu'il ne s'agit pas seulement d'évacuer le stress de la course, mais celui qui s'est instauré depuis jeudi...

SENNA : L'objectif est uniquement le drapeau à damier. Tout est pré-établi en vue de produire le maximum jusqu'au drapeau à damier. Dès qu'il est tombé, c'est fini.

AUTOCOURSE : Lorsque vous analysez vos courses durant les jours qui suivent, vous est-il arrivé de vous dire que vous auriez pu vous y consacrer encore plus ?

SENNA : Quelquefois, quand vous avez commis une erreur, vous vous dites que vous auriez pu vous y prendre autrement. Du jeudi au dimanche, vous vous fixez l'objectif à atteindre, et il faut gravir tellement de marches, écarter tellement d'obstacles... Tout cela vous épuise, il n'y a plus que des problèmes. Il faut faire le maximum tout le temps. Que vous fassiez bien ou mal il faut donner le meilleur de vous-même tout le temps ? Il n'y a pas moyen de faire autrement.

JENKINSON : Vous ne pensez quand même pas sans arrêt à vous donner à cent pour cent...

SENNA : Non, non... Il y a des moments d'accalmie- et il faut en profiter pour se dire calme-toi, prends du recul, pense positivement. Fais juste ton boulot. Parfois, on subit des pressions d'origines différentes qui se conjuguent pour vous accabler, pour vous écraser. Si fort que vous soyez, quand vous vous retrouvez tout seul et coincé, vous avez tendance à vous apitoyer sur votre sort. Il faut alors retrouver des ressources quelque part...

JENKINSON : Est-ce quand vous en arrivez là que vous commencez à penser en portugais ?
[Ayrton précise qu'il pense en anglais lorsqu'il réfléchit à la manière d'améliorer le rendement de sa voiture, sachant qu'il devra communiquer dans cette langue avec les techniciens. Mais quand il attaque une qualification, ou qu'il se régale en voyant la piste vide devant lui après avoir réussi son départ depuis la pole position, il pense en portugais…

SENNA : Oui, c'est vrai... On peut arriver à un point où on commence à se sentir un peu vulnérable. Trop vulnérable, disons. Aussi, pour fermer cette porte, il faut revenir à l'essentiel.

[Au niveau le plus élevé, les plus grands champions ont tous et toujours été caractérisés par leur capacité à produire des performances dont ils ne se croyaient peut-être eux-mêmes pas capables. Fangio au Nürburgring en 1957, Clark sur le même circuit cinq ans plus tard et Senna aux essais à Monaco en 1988 ont tous dépassé les limites qui servent à souligner la différence entre un bon pilote et un pilote d'exception.
Jenkinson lui-même a eu l'occasion unique d'être le témoin d'une telle prouesse dans le side-car piloté par Eric Olivier au cours du Grand Prix de Suisse 1949 à Berne. Ils avaient calculé qu'ils auraient besoin d'un réservoir d'essence auxiliaire pour boucler la distance à la moyenne prévue, mais les officiels intervinrent pour le leur interdire, et ils prirent le départ en sachant qu'ils devraient observer un arrêt pour ravitailler. Ce défi agit comme un stimulant sur Olivier.
JENKINSON : Nous avions prouvé que nous pouvions tourner une seconde plus vite que nos rivaux aux essais. Mais là, nous nous sommes fixés pour tâche de leur prendre au moins quatre secondes par tour en course, afin de nous assurer une avance de 50 secondes au 12ème tour qui nous permettrait de stopper pour prendre cinq litres d'essence. Cette estimation tenait compte du ralentissement pour entrer et repartir des stands. Nous avions 48 secondes d'avance quand nous avons ravitaillé, et lorsque nous avons repris la piste, personne n'était en vue !
Le premier tour sur une piste dégagée et en parfaites conditions est un souvenir inoubliable. Et les 11 suivants furent étourdissants, car Eric s'est surpassé. Parla suite, sa performance fut qualifiée " d'inspirée ". Elle fut assurément " surnaturelle ", et jamais plus nous n'avons roulé ainsi. Quelqu'un veillait manifestement sur nous ce jour-là. Comme sur Fangio au Nürburgring en 1957, ou Clark en 1962, et Senna à Monaco en 1988.

SENNA : Tout cela devient un peu théorique. Piloter imprudemment est le mauvais terme, pas le bon. Tout ce que je crois, c'est que ce jour-là à Monaco, j'ai réussi à expérimenter une chose que je n'avais jamais faite auparavant, à un niveau que je n'avais encore jamais atteint, et que je suis parvenu à mon maximum. Ce jour-là, je n'ai pas pu me dire : "J'aurais pu faire un petit peu mieux ici ou là. " J'ai atteint mon maximum, je n'aurais rien pu faire de plus. Et je n'ai plus jamais ressenti cette impression depuis.

[Fangio a souligné ce thème en décrivant son Grand Prix d'Allemagne 1957 au Nürburgring. Il était parti avec peu d'essence, avait pris de l'avance pour pouvoir stopper, ravitailler et changer ses roues arrière. Mais au moment où il avait repris la piste, les Ferrari de Peter Collins et Mike Hawthorn étaient passées. Fangio se mit alors à piloter sa Maserati 250 F comme il ne l'avait jamais fait, pulvérisant le record du tour à chaque passage, jusqu'à ce qu'il rattrape, puis double les Ferrari et gagne la course.
Ce jour-là, tout m'a réussi", racontait-il. "J'étais en état de grâce. Quand tout fut terminé, je me suis dit que je ne serai jamais plus capable de conduire aussi vite. Jamais. J'avais atteint les limites finales de ma capacité de concentration et de ma volonté de vaincre.
"J'ai tenté des choses que je n'avais jamais faites auparavant au cours des derniers tours de cette course. Je me suis obligé à rentrer plus vite dans beaucoup de virages cachés où je n'avais jamais eu le courage d'aller chercher une limite aussi reculée. Ce jour-là, j'ai tellement exigé de moi-même que je n'ai pas pu dormir au cours des deux nuits qui suivirent. J'étais dans un état où dès que je fermais les yeux, je revoyais aussitôt les virages du circuit, ces plongées dans l'inconnu dans ces virages où, jamais auparavant, je n'avais eu le courage de m'aventurer aussi loin.
Pendant deux jours, j'ai eu rétrospectivement peur de ce que j'avais fait. C'est un sentiment que je n'ai plus jamais éprouvé par la suite, mais je le ressens encore quand je repense à cette course, quand je la revois. Je n'avais jamais conduit aussi vite, mais j'ai su aussi que je ne recommencerai plus jamais !
Toujours au Nürburgring, mais en 1962, Jim Clark coupa accidentellement sa pompe à essence au départ du Grand Prix, et cela tandis que le reste du peloton disparaissait dans un nuage de pluie. Sa remontée à la quatrième place sera fantastique.
Comme Jenkinson l'écrivit alors dans son compte-rendu de la revue Motor Sport : "Il passait d'une glissade presque incontrôlable à l'autre sur la piste mouillée et glissante, mais il maîtrisait toujours la situation. Et puis, au 11ème tour, il partit deux fois dans d'immenses dérapages alors qu'il roulait en cinquième, et il eut la chance d'arriver à les contrôler aussi. Jusque là, il avait piloté dans une sorte d'état de transe inspiré, mais après ces deux alertes au cours desquelles il faillit perdre complètement le contrôle de la voiture à vitesse très élevée, il décida de ralentir... Quand il attaque trop, un pilote atteint souvent un point où il sait qu'il a assez tiré sur la corde, et Jim Clark en était arrivé là..."
Senna décrit de même l'inquiétude qu'il a ressenti 20 ans plus tard après la séance de qualification à Monaco, à de subtiles nuances près. Il reconnaît qu'il est entré dans un domaine qu'il n'avait pas encore exploré, mais étant aux essais et non en course, il réagit en s'arrêtant et en ne reprenant plus la piste ce jour-là.

SENNA : Monte-Carlo, 1988, les qualifications... Ce qui s'est passé, c'est que nous roulions avec des pneus de course, pas de qualification, ce qui fait que nous pouvions aligner autant de tours que nous voulions. C'était la voiture à moteur turbo, bien sûr. J'ai pris la piste, j'ai bouclé un bon tour, puis un autre. J'avais la pole. Mais j'ai continué : au tour suivant, j'ai augmenté mon avantage, puis encore, et encore, et encore...
J'en suis arrivé à tourner plus de deux secondes plus vite que les autres, y compris mon coéquipier qui conduisait pourtant la même voiture que moi, équipée du même moteur, tout. On pouvait être directement comparés, et j'avais tourné plus de deux secondes plus vite que lui. Ce n'était pas parce qu'il avait roulé lentement. Mais parce que j'avais conduit trop vite...

JENKINSON : Vous ne conduisiez pas trop vite, mais vous aviez tout bon...

SENNA : Non, j'avais conduit trop vite. Je m'y étais pris de telle manière que c'était comme si ma voiture avait été montée sur des rails, vous comprenez ? Il ne restait pour ainsi dire plus de marge ni de ce côté (il tend un doigt vers la gauche) ni de l'autre (il désigne la droite)...

JENKINSON : Mais elle était suffisante…

SENNA : Oui, mais à Monaco, suffisant n'est parfois pas assez, vu le fait que je pilotais une voiture allégée, préparée pour faire un chrono, pas une course. A un moment, j'ai eu l'impression que le circuit n'était plus vraiment un circuit seulement un tunnel de glissières. Je me suis alors d'un seul coup rendu compte que j'avais dépassé la limite que je considérais comme... raisonnable. Je n'avais plus de marge. Plus du tout.
Quand j'ai éprouvé ce sentiment, aussitôt, j'ai ralenti. Je n'y étais pas oblige, tout allait bien. Mais j'ai ralenti, instantanément. Ensuite, je me suis dit que j'avais atteint un niveau inconnu. Je n'ai pas vraiment compris comment j'y étais parvenu, et je n'ai d'ailleurs toujours pas compris tout le phénomène. Seulement une petite partie, qui est encore loin de satisfaire mon besoin de comprendre ce qui se passe quand on entre dans ce domaine. Aussi, j'ai levé le pied, et je suis rentré doucement aux stands. Je me suis dit : " Aujourd'hui, c'est spécial. N'y retourne plus. Tu es vulnérable... Tu t'es placé dans une situation où tu as presque laissé l'initiative à ton sub-conscient. " Cette constatation m'a mis mal à l'aise.

JENKINSON : On ne peut pas se fier -à son subconscient...

SENNA : Exactement. C'est pourquoi je me suis arrêté. Je n'ai parlé de ça que plusieurs mois plus tard.

AUTOCOURSE : Avez-vous depuis éprouvé à nouveau le même sentiment ?

SENNA : Pas avec une telle intensité. A un niveau moindre.

JENKINSON : Peut-être sentez-vous le phénomène arriver, maintenant que vous l'assez identifié..

SENNA : Oui, et il ne faut plus que je retourne dans ce domaine subconscient. Je connais quelques-unes unes des raisons qui m'ont poussé à franchir cette limite. C'est la volonté de faire encore plus, encore mieux, qui m'a poussé à aller encore plus loin. Le désir d'aller plus loin était tellement fort... C'est ma nature, de vouloir toujours pousser plus loin...

JENKINSON : Ce jour-là, vous vous êtes surpassé, et vous y avez sérieusement réfléchi...

SENNA : Pendant que je tournais, je me rendais compte que ce que je faisais n'était pas vraiment... C'était une sensation merveilleuse parce que j'avais éprouvé quelque chose que je n'avais jamais ressenti auparavant et que j'avais réussi à faire ce que j'aime le plus : aller loin, plus loin, encore plus loin...

JENKINSON : Vous avez réussi l'impossible…

SENNA : Non, rien n'est impossible. Puisque je l'ai fait une fois, cela signifie que je peux le refaire…

JENKINSON : Mais vous n'avez plus recommencé.

SENNA : Non, en effet, plus à ce niveau, mais à un niveau au-dessous. L'expérience me conduit à approcher de façon plus prudente certaines situations.

JENKINSON : C'est un produit de l'expérience ?

SENNA : C'est la conséquence d'avoir connu des moments difficiles, et aussi d'avoir éprouvé cette sensation ce jour-là. Quand vous avez ressenti cela, même si vous n'avez pas compris, et si vous avez assez de mémoire pour vous en rappeler, c'est là. Marqué dans votre conscience et votre subconscient. Quelque part et je ne comprends pas très bien comment cela marche, cela devient la limite.

JENKINSON : Vous savez maintenant où cette marque se situe…

SENNA : Bien sûr. Mais auparavant, il m'était arrivé de me trouver dans ce genre de situation où je poussais et je poussais toujours aller plus loin... Et parfois, ça ne s'est pas bien terminé. Mais cette fois, ça a marché tout le temps. Et j'ai arrêté avant que ça ne tourne mal.

AUTOCOURSE : Si vous apercevez une voiture à 300 mètres devant vous, par exemple en dévalant vers l'Eau Rouge, à Francorchamps, dans un tour de qualification, et s'il s'agit d'une voiture qui roule moins vite que tous, est-ce que vous prenez le virage de manière automatique, parce que votre concentration s'est reportée sur cette voiture ?

SENNA : Non. Si vous faites ça, rien à faire, vous ne ferez pas un temps. C'est au moment même où vous voyez cette voiture que vous instantanément décider si vous allez devoir en tenir compte ou pas. Cette décision ne doit pas affecter votre conduite à l'endroit statique. Là, vous l'avez déjà oubliée. Complètement oubliée. C'est comme si cette voiture n'était pas là. Vous devez faire comme si vous étiez seul.
Aussi, vous devez alors être rentré dans votre propre monde, et ne laisser aucun facteur extérieur vous en distraire. Il s'agit donc d'une réaction instantanée. Jugement et réaction. Vous éliminez cette voiture de votre univers. Si vous sentez vraiment qu'elle ne vous gênera pas au moment où vous atteindrez le point crucial écartez- là de votre vue, de votre esprit, et allez-y. Quand vous la rejoignez, cela n'a plus d'importance, de toutes façons, car elle ne se trouve pas au point critique. Et si elle s'y trouve, si vous vous rendez clairement compte qu'elle va s'y- trouver, alors, c'est l'anticipation qui entre en jeu.

JENKINSON : Parce que votre cerveau a enregistré l'information que trois virages plus loin, vous allez la rattraper au mauvais moment ?

SENNA : Oui, mais il y a une grande différence entre la qualification et la course. Là, je pensais à la qualification, et quand vous vous trouvez dans une situation où vous estimez juste possible de passer sans avoir à affecter votre équilibre, c'est un problème de détermination. La question est de savoir si vous êtes déterminé à fond, ou bien à 90%.
En course, c'est tout à fait différent. Il faut -aussi réagir instantanément. Dès que vous la voyez, vous savez de quelle voiture il s'agit, qui la pilote, et instinctivement, vous devinez leur comportement. Vous estimez la vitesse à laquelle vous allez la rejoindre, ou combien de temps il va vous falloir pour établir où vous allez la passer. A ce stade, ou bien vous poussez un peu plus pour la rattraper avant le point critique ou elle va vous faire perdre une seconde on deux, ou bien ce n'est pas la peine, et il suffit de la poursuivre à la même allure, voire de ralentir un peu jusqu'à l'endroit adéquat pour passer sans difficulté. Mais c'est très relatif, car la voiture et le pilote de l'autre voiture, ainsi que l'état de la votre entre dans l'équation.

JENKINSON : Ce qui nous ramène à la vision. Après le Grand Prix de Belgique 1988, vous m'aviez expliqué que vous pouviez identifier la voiture et le pilote qui la conduisait presque avant de les voir, et que vous saviez exactement où vous alliez les dépasser. Vous avez fait ainsi pendant toute la course et vous étiez épuisé à force d'avoir tout le temps usé de cette faculté pour décider de l'endroit où vous alliez les rattraper.

SENNA : Physiquement, vous savez, vous pouvez être le type le mieux entraîné du monde...
C'est important, évidemment. Mais la tension, le stress, la réflexion pendant un week-end de course atteignent parfois un niveau tel que, le dimanche venu, si vous n'avez pas été prudent, votre potentiel est entamé. Votre jugement, votre performance en course, quand il faut réunir tous les éléments et réagir vite, de façon adéquate, peuvent être affectés. Il faut constamment se surveiller, contrôler son équilibre. Cet équilibre est fondamental au moment d'effectuer le bon choix.

JENKINSON : Après les essais de Francorchamps cette année, vous avez reconnu que n'avez pas pris l'Eau Rouge à fond, mais que vous saviez que vous auriez pu le faire.
Qu'est-ce qui vous a décidé à renoncer à le faire ?

SENNA : Mon instinct de Conservation !

JENKINSON : C'est très important. Mais est-ce que c'était basé sur ce que votre voiture vous communiquait ?

SENNA : Oui, c'est vrai. Mais c'est la vitesse surtout. Vous savez qu'à un moment donné, dans ce virage, ça va devenir très difficile...

JENKINSON : Les sensations que votre voiture vous communique, comment les ressentez-vous ? A travers le volant ? L'équilibre du châssis ?

SENNA : Oui. Mais le virage arrive tellement vite… Tellement vite. De l'entrée au milieu, c'est là que tout va se décider. Avant de parvenir à l'entrée, l'anticipation est aussi liée à la raison pour laquelle vous allez essayer de passer à fond ou non. Ca peut vous faire gagner, ou vous faire perdre. Les conséquences du risque de réussir, et l'évaluation du temps que cette réussite peut vous faire gagner.
Tout ce processus implique que vous y pensiez depuis le tour précédent, depuis le matin, depuis la veille, et même chaque fois que vous êtes venu... Je m'étais fixé comme objectif un nombre de tours moteur donné que je voulais pouvoir lire après le saut, et je l'ai atteint. Je m'étais dit que si je pouvais y arriver, je serais dans la bonne plage pour le moteur, et qu'à partir de là, il allait bien monter en régime...

JENKINSON : Vous vous étiez concerté avec les motoristes ?

SENNA : Eh bien, pas à cette course-là, parce que je connaissais déjà très bien le moteur. Connaissant ses caractéristiques, les rapports de boîte, sachant à quel régime je sortais la veille, le matin, etc. Je me suis dit ça va, si j'atteins ce régime, ça ira. Si je peux gagner encore quelques tours, tant mieux. Mais il suffira pour prendre un bon élan vers le sommet.
Là encore, la définition de l'objectif était liée à l'instinct, elle s'est opérée avant de savoir comment ça allait se passer. Et c'est amusant, après le saut, j'y étais. Pile. Avec plus de tours que je pensais nécessaire, mais tout juste le régime que je visais. Il se trouve que j'avais un peu plus d'aileron que Gerhard, aussi n'aurais-je pas dû atteindre une aussi grande vitesse que lui au sommet de la côte. Or, j'étais plus rapide que lui. C'est parce que la vitesse à cet endroit-là (Les Combes) est déterminée par votre régime moteur après le saut.
En principe, vu nos réglages d'ailerons, il aurait dû atteindre le sommet 3 km/h plus vite que moi. En fait, il était 1 km/h moins vite. Et j'ai pu mettre à profit mon appui supplémentaire dans d'autres secteurs du circuit où il m'avantageait.

JENKINSON : Vous passez beaucoup de temps à étudier les listes de chronométrages ?

SENNA : Elles sont très utiles. Depuis que ce système est en place, il vous aide non seulement à comprendre vos propres problèmes, mais aussi ceux de certains autres. Il confirme ce que vous ressentez, oui, mais souvent, il vous démontre aussi que votre sensation n’est pas fiable. Alors, vous étudiez les listes d’encore plus près, vous comprenez votre erreur, et vous réagissez en conséquences.
Je pense que ce système aide certains pilotes plus que d’autres. Si vous savez bien analyser les choses, d’un certain point de vue, il vaudrait mieux pour vous qu’il n’existe pas. Vous comprenez ? Les informations aident davantage de pilotes à comprendre ce qui leur arrive. S’ils en étaient privés…

JENKINSON : Vous voulez dire que cela vous avantagerait ?

SENNA : Exactement !

JENKINSON : Nous revoici à ce que nous disions à propos du cerveau derrière la vue…
 

C’était fascinant. J’avais l’impression d’écouter Clark ou Fangio il y a 25 ou 30 ans. Les qualités de base d’un pilote de Grand Prix n’ont pas changé, et la motivation est restée la même.
Les instincts naturels et les facultés innées continuent à être la marque du vrai champion. Ils courent parce qu’ils sont nés avec cet incroyable esprit de compétition et, surtout, la volonté de vaincre.
JENKINSON
 

Merci à mon frère, François-David, pour la retranscription de cet interview.


 
 
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